Messagepar fredeau » 10 janv. 2025, 16:30
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Auxerre avec un x ou deux s?
Plus que tous autres, les Auxerrois ont la coquetterie de leur nom ou, plus exactement, de sa prononciation. Quel n'est pas leur agacement lorsqu'un «étranger» de passage ou sédentarisé depuis peu, trompé par l'orthographe visuelle du mot, prononce «Auksèrre»! Cela écorche les oreilles bourguignonnes. Durant les années 40, des observateurs avaient même remarqués que bon nombre de jeunes gens natifs du chef-lieu énonçaient le nom de leur ville comme s'ils n'y étaient pas nés, soit par affectation, soit parce qu'ils ignoraient que les noms ne se prononcent pas toujours comme ils s'écrivent. Un conseiller municipal, Léon Berthier, se proposait d'intervenir à ce sujet devant ses collègues. Sa communication était prévue pour juillet 1944; les bombardements survenus quelques jours au paravant orientèrent les édiles vers d'autres préoccupations. Mais à l'été 1948, à l'occasion du 15ᵉ centenaire de la mort de Saint Germain, illustre protecteur de la ville , quelques savants des plus huppés, réunis en congrès, s'emparent du sujet.
Un c plutôt que deux s
La première salve est tirée par Albert Dauzat, spécialiste et quasi créateur en France de la science des noms de lieux ou toponymie, auteur de dictionnaires très appréciés du grand public et chroniqueur du beau langage pour le journal Le Monde. A sa demande, le ministre de l'Intérieur vient de créer une commission chargée de rectifier les noms de lieux «défigurés par une orthographe fâcheuse, parfois ridicule». Et lors de sa première séance, la commission s'est penchée sur le cas d'Auxerre. «Pourquoi nous?» s'interrogeront quelques Auxerrois au moment où la polémique va battre son plein. C'est qu'Albert Dauzat, bien qu'attaché prioritairement à la langue de ses racines, l'Auvergne, n'a pas oublié non plus la ville où son père a enseigné les mathématiques au lycée Amyot et où lui même a commencé son cursus scolaire.
Devant un auditoire respectueux, le maître démontre que la graphie actuelle, avec son x, est en contradiction à la fois avec la prononciation traditionnelle et avec l'étymologie. Pour Auxerre, la forme latine est Autessiodurum, toujours écrite avec deux s. Les plus anciennes formes française comportent ss ou c. Le x n'apparait qu'à la fin du XVᵉ siècle dans «des comptes communaux, sous la plume de scribes ignorants». En conclusion, le linguiste fait adopter au congrès une motion qui demande au conseil municipal de modifier l'orthographe du nom de la ville qui deviendrait Ausserre. L'initiative a des précédents. Dans les années 30, la ville de Cette a adopté la graphie Sète, et Alais celle d'Alès. Plus proche et pour la même raison de prononciation, Semur la Bourguignonne s'appelle désormais Semur en Aussois et non plus Auxois. Très convaincu, Dauzat s'écrie: «Encore un peu de patience, les Auxerrois n'auront plus les oreilles écorchées quand ils viendront à Paris.»
En fait, si l'unanimité se fait sur la nécessité de mettre l'orthographe d'Auxerre en rapport avec la prononciation locale, tous les assistants ne sont pas d'accord pour adopter les deux s. Des savants dijonnais rappellent que la graphie Aucerre a été consacrée par un long usage du XIIᵉ au XIVᵉ siècle, qu'on la rencontre beaucoup plus fréquemment que la graphie avec s et que les vieux vigneron écrivent Aucerre. Au reste, seule importe la prononciation correcte. Les signes, l'orthographe n'ont qu'une valeur conventionnelle et arbitraire.
La voie du progrès
«Pas du tout!», se récrie l'historien René Louis. Pour lui, le débat n'est pas historique mais phonétique. Dans le français actuel, le mode de notation le plus rationnel pour la sifflante sourde entre deux voyelles est le groupe ss (exemple: coussin). Phonétiquement le signe c doit être réservé à la notation de la gutturale sourde (=k) comme cerveau, cinéma sont des anomalies, appelées à disparaître dans la future réforme de l'orthographe à laquelle des grammairiens travaillent. A l'instar des Flamands qui écrivent Brusselle et des Semurois qui adoptés Aussois, on se doit de suivre «la voie du progrès» et d'écrire Ausserre.
«Pourquoi anticiper sur une problématique réforme de l'orthographe qui n'est pas sûre de voir le jour?», objecte l'archiviste départemental, Henri Forestier. Puis le Dijonnais fait observer que l'x, ce pelé, ce galeux... était utilisé au Moyen-Age sur le territoire bourguignon avec la valeur d'une sifflante sonore (s ou ss) et non celle du ks apparu plus tard dans la France de l'ouest. Au reste, dans le français moderne, cette prononciation subsiste et on n'a jamais cessé de prononcer correctement six, dix ou soixante.
La motion Dauzat est soumise au conseil municipal du 25 septembre. Le débat est vif. Les conséquences matérielles d'un éventuel changement d'orthographe ne sont pas anodines: modifications sur les édifices publics, de la signalétique, des bornes kilométriques, des en-têtes commerciaux... Certains élus, touchés à leur tour par la grâce phonétique, font aussi observer que si, après avoir introduit les deux s, certains s'appliquent à articuler Aus-serre, on entendra une prononciation qui restera défectueuse. L'assemblée décide d'attendre que les savants se soient mis d'accord entre eux.
Quelques jours plus tard, dans l'Yonne Républicaine du 28 novembre 1948, un spirituel anonyme publie un «plaidoyer pour l'x». L'auteur fait valoir que «nous avons là une petite originalité qui attire sur nous l'attention, profitons-en pour servir notre intérêt touristique». Il apprécie l'actuelle orthographe en esthète: «la finesse que donne à ce mot, cet x légèrement dansant comme les ailes d'un moulin à vent qui saisit et disperse je ne sais quelle lumière».
Et les Auxerrois se sont finalement contentés de cet idéal.
(sources: annales de Bourgogne 1930 1948 1949 ; Bulletin municipal d'Auxerre d'octobre 1948)
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